Maxence Rifflet

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À l’ouest des Trois-Gorges

« Rien d’immobile n’échappe aux dents affamées des ages, La durée n’est point le sort du solide. L’immuable n’habite pas vos murs, mais en vous, hommes lents, hommes continuels. »
Victor Segalen « Aux Dix mille années », Stèles

J’ai appris à parler à Wuhan, une grosse ville industrielle du centre de la Chine, bâtie de part et d’autre du Yangtsé. C’était au début des années 1980. Mon père y enseignait l’informatique à l’université. J’étais à l’école chinoise. « Wo yao pomme » (je veux une pomme) est resté en usage dans ma famille pour rappeler le mélange des langues que je pratiquais alors. C’est sans doute parce qu’il ne me restait presque aucun souvenir de cette époque que j’ai voulu retourner en Chine. C’est sans doute aussi pour renouer avec ces premiers balbutiements que j’ai ensuite appris le chinois.
Ces photographies, je les ai réalisées entre 2002 et 2006 au cours de trois séjours de deux mois dans la vallée du Yangtsé en Chine. J’avais un double projet : retourner sur les lieux de mon enfance et documenter par la photographie les transformations à l’œuvre depuis le début du chantier du barrage des Trois-Gorges à cent cinquante kilomètres en aval de Wuhan. Avoir passé quelques-uns des premiers mois de ma vie dans la région était une raison suffisante pour aller y travailler et je n’ai pas cherché à forcer l’articulation de ces deux projets. Il y avait pourtant un écho entre ma recherche personnelle et la production de documents pour la mémoire collective dans une région considérée comme le berceau de la civilisation chinoise où des sites historiques importants allaient être submergés.


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Dans un essai intitulé « L’attitude des chinois à l’égard du passé » et paru en 1987, le sinologue et essayiste belge Simon Leys déclarait : « Cette Chine chargée de tant d’histoire et d’un tel poids de souvenirs est aussi singulièrement dépourvue de monuments anciens. Le passé est physiquement absent du paysage chinois à un point qui peut déconcerter le voyageur occidental cultivé, surtout s’il aborde la Chine avec les critères que l’on adopte naturellement dans un entourage européen. […] si l’on excepte un très petit nombre d’ensembles célèbres, (d’une antiquité d’ailleurs fort relative), ce qui frappe le visiteur c’est la monumentale absence du passé. » Plus loin, il ajoute, à la suite d’un commentaire du poème de Segalen cité en exergue : « [Pour les chinois,], l’éternité ne doit pas habiter l’architecture, elle doit habiter l’architecte. La nature transitoire du monument est comme une offrande faite à « la voracité du temps », et c’est au prix de ce sacrifice que le constructeur assure la permanence de son dessein spirituel. »


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La construction du barrage des Trois-Gorges est un projet d’urbanisme à grande échelle : orienter vers le centre de la Chine un développement économique qui s’était jusque-là concentré le long des côtes. La monumentalité de l’entreprise a transformé la vallée du Yangtsé en un vaste chantier faisant apparaître les tensions : entre la ville et la campagne, l’antique et le moderne, le monde ouvrier et le monde paysan, propriété individuelle et collective.
Lors de mes séjours, le paysage en portait les traces : des villes en partie démolies côtoyaient des quartiers encore inhabités, des ponts hors d’échelle survolaient des cours d’eau minuscules et des villes fantômes, des paysans expropriés installés dans des zones périurbaines exploitaient les rares terres cultivables entre les nouvelles constructions ou dans des chantiers en attente. D’autres se faisaient démolisseurs de bâtiments, passant d’une ville à l’autre.
Mes photographies ne traitent pas directement de la mémoire ni de ma propre histoire ni même de ce rapport, ambigu de notre point de vue, des chinois au passé  mais elles indiquent comment des espaces en crise, pris entre un passé qui n’existe plus et un avenir qui n’est pas encore, peuvent être habités au présent.

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