Via Rupta

Des bribes avaient d’abord surgi dans la rue. « Un barrage a cédé, libérant un flot de pensées qui ravinaient jusque-là le long des parois rocheuses de mon esprit, creusant des rivières souterraines, affleurant par endroits et s’accumulant finalement dans une masse liquide, informe et confuse. » C’était une réminiscence d’un texte de Robert Smithson : « A sedimentation of the mind : earth projects ». (1)

En 2007, Le Point du Jour me proposa une commande sur la route qui traverse une bande littorale d’une centaine de kilomètres entre Cherbourg et Coutances. Cette route, dite « la touristique » relie des sites naturels et des architectures susceptibles d’intéresser l’amateur de paysages pittoresques. J’ai d’abord esquivé le sujet. La commande était l’occasion de redécouvrir un territoire de mon enfance et je ne voulais pas limiter mon expérience. Au risque de m’égarer, j’ai préféré cheminer plutôt que tracer la route.

Je n’ai défini ni forme ni programme iconographique ; tout au plus une ébauche de méthode : marcher plutôt que rouler, alterner solitude et rencontres, lire beaucoup, écrire ce qui devait l’être. Pour définir la question à traiter, je ne voulais m’en remettre qu’à mon expérience.

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En Grande-Bretagne, au dix-huitième siècle, William Gilpin fut un des premiers analystes du pittoresque et en définit les composantes : hétérogénéité, variété, complexité, irrégularité, contraste (2) . Il identifia une qualité distinctive, la rudesse (roughness) : de la surface, du contour ou de la composition. Le lisse appartenait à la beauté perçue dans les objets actuels ; or le pittoresque n’est ni le beau ni le sublime (qui induit une démesure du beau).

Roughness est plus large que « rudesse » : rough signifie à la fois  « rude », « rugueux », « rêche » ou encore « accidenté ». Le nom commun désigne un terrain rocailleux, mais aussi une esquisse, un brouillon. J’y retrouve à la fois l’intérêt de Smithson pour la géologie et l’affirmation par Gilpin de la supériorité de l’esquisse sur le tableau fini. (3)

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Mes premières photographies alternaient des fragments géologiques et des vues topographiques. C’est en cherchant des points de vue en hauteur que j’ai réalisé l’image des randonneurs installés près d’un muret surplombant la côte rocheuse, un motif peint par Jean-François Millet. Les premiers personnages à entrer dans mes images étaient, comme moi, des promeneurs qui contemplent la nature.

Un tirage d’essai dans son format actuel a longtemps occupé un mur de mon atelier. Le rapport d’échelle entre le motif et les figures m’intéressait. Cette photographie était à la fois une première réussite formelle et une façon de poser la question que j’avais à traiter. L’attitude contemplative me paraissait limitée et je ne voulais plus m’y tenir. Je devais rencontrer les acteurs du territoire, ceux dont l’activité quotidienne est en prise avec le milieu naturel.

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Dans « Frederik Law Olmsted et le paysage dialectique », écrit en 1972, Smithson s’inscrit dans une généalogie du pittoresque héritée de William Gilpin et Uvedale Price. Chez ces auteurs, le modèle du motif pittoresque était autant la ruine que la carrière, et plus généralement tout terrain dévasté par une catastrophe naturelle ou par l’activité humaine, et « orné par l’écoulement du temps et les progrès de la végétation ». (4)

Smithson identifie chez les détracteurs des earth projects un « complexe d’Œdipe écologique » interdisant toute manipulation physique de la terre. Contre leur « transcendantalisme fadasse » (wishy-washy transcendantalism), il défend le pittoresque comme modèle d’une « dialectique du paysage intégrant les hasards et changements intervenant dans l’ordre de la nature ». Les humains y jouent un rôle équivalent à des processus naturels tels que l’érosion. Le pittoresque de Smithson rejoint notre définition actuelle de l’écologie. (5)

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Depuis une automobile, une route paraît continue. Pas depuis un coteau, ni le nez dans un dictionnaire : « Route, du latin populaire rupta, substantivation par ellipse pour via rupta, littéralement “voie ouverte, frayée”. Rupta est le participe passé de rumpere “briser, ouvrir”, qui a donné “rompre” ». (6)
Cette rupture correspond à une réalité documentaire du territoire de ma commande : « la touristique » institue une séparation entre le bocage et le littoral. Elle traverse des sites naturels aujourd’hui protégés. Ce tracé avait provoqué de vives oppositions au moment de son élaboration dans les années 1970. La tension entre les nouveaux aménagements et la sauvegarde de ces sites y est plus que jamais d’actualité. Je comprends enfin la récurrence des formes géologiques dans mes images : elles figurent la continuité de la terre ; tandis que la route matérialise un facteur de discontinuité de la nature.

Notes
(1) « L’esprit humain et la Terre sont constamment en voie d’érosion ; des rivières mentales emportent des berges abstraites, les ondes du cerveau ébranlent des falaises de pensée, les idées se délitent en blocs d’ignorance et les cristallisations conceptuelles éclatent en dépôts de raisons graveleuse. » « Une sédimentation de l’esprit : Earth Projects », traduit dans Robert Smithson : le paysage entropique 1960-1973, Musées de Marseille / RMN, 1994, p. 192.
(2) William Gilpin, Trois essais sur la beauté pittoresque (1792), édition du Moniteur, Paris, 1982, p.15.
(3) Le terme employé dans le vocabulaire des beaux-arts est plutôt « sketch » que « rough » qui est du vocabulaire industriel. Néanmoins, le goût de Gilpin pour les accidents du terrain a sans doute favorisé celui pour le non fini de l’esquisse.
(4) Uvedale Price, Essays on Picturesque Beauty, 1810. Le texte de Smithson comporte des erreurs bibliographiques reprises dans la version française et dans la réédition récente en anglais. Le titre du livre de Price est bien celui que j’ai indiqué et non Three essays on the picturesque qui est le titre de l’ouvrage de Gilpin.
(5) Le propos de Smithson s’applique plus à une écologie de l’esprit qu’à celle de l’habitat mais on peut y reconnaître une définition de l’écologie : l’étude des interactions entre les êtres vivants et leur milieu.
(6) Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, dictionnaires Le Robert, Paris, 1999.